Janvier 2019 – Les mesures contre le capital accumulé…
Depuis la nuit des temps, les richesses accumulées suscitent la convoitise. Que ce soit celles des royaumes voisins, ou celles des sujets du monarque en poste. Le système parlementaire, en présence d’un gouvernement majoritaire permet au premier ministre de décider de promulguer toute législation qui ne suscitera pas un irrésistible soulèvement. Depuis que le monde est monde… en fait, si nous vous parlions de Crésus pour débuter?
Par Mes Julie Hélène Tremblay et Alexandre Lacasse, avocats, Réseau Fisconseils
Crésus est le dernier roi de Lydie, un royaume faisant aujourd’hui partie de la Turquie. Outre de ses conquêtes, il tirait l’essentiel de sa richesse d’une rivière aurifère. La rivière Pactole convoyait des flocons d’or et n’avait qu’à être filtrée. Lors d’une rencontre entre Crésus et Solon, le philosophe et légiste de la constitution de la démocratie d’Athènes alors en exil, les deux discutèrent au sujet du « bonheur ». Crésus montra avec orgueil ses trésors et ses palais, croyant éblouir Solon et vantant son bonheur. En réponse, Solon attribua le premier prix du bonheur à d’autres, glorieux jusque dans la mort, et déférant de qualifier le niveau de bonheur de Crésus à son décès. De fait, la fortune de Crésus lui échappe en 547 avant JC vers les mains de Cyrus, un souverain voisin. Il n’en demeure pas moins qu’au travers les siècles, des familles ont réussi à accumuler des fortunes et parmi ces familles, certaines sont en affaires et vivent parmi nous.
La ligne populiste du gouvernement libéral
Depuis son élection en novembre 2015, suivant un discours populiste où les riches ont la responsabilité morale de payer davantage pour financer les dépenses gouvernementales, le premier ministre du Canada a augmenté les impôts du vivant et au décès pour les gens « riches ». Par riches, il faut entendre ceux qui ont plus de 200 000$ de revenu imposable (indexé selon l’IPC). Ce taux maximal fédéral a été augmenté de 29% à 33%, le portant avec l’impôt québécois, au-dessus de la barre objective de 50%.
Il ne semble toutefois pas suffisant pour le gouvernement d’imposer les richesses en cours d’accumulation et d’attendre une disposition réelle ou réputée au décès pour celles accumulées. Depuis le 1er janvier 2019, l’impôt sur le revenu au Canada vient de se voir complexifié davantage pour réduire les soi-disant avantages fiscaux sur le revenu d’entreprise active lorsque la même société ou une société associée détient un portefeuille d’investissement profitable. La solution retenue? Les nouvelles mesures fiscales sur les revenus passifs. De fait, il s’agit indirectement d’un impôt sur la fortune, puisque selon le niveau de capital il sera possible de mitiger ou non les impacts de ces règles. Ces mesures visent à décourager les sociétés d’accumuler des bénéfices (ou à encourager les distributions aux actionnaires). Espérons toutefois qu’elles ne décourageront pas les familles fortunées de continuer à résider au Canada.
Un peu de mise en contexte sur la DPE et le compte de CRTG
Juste afin de vous situer, le revenu tiré d’une entreprise exploitée activement par des sociétés privées sous contrôle canadien (ci-après « SPCC ») qui ont moins de 10M$ de capital investi ou emprunté peuvent bénéficier d’un abattement substantiel sur leur taux d’imposition (15,00%[1] comparativement à 26,60%[2] en 2019). En laissant des liquidités dans l’entreprise, les entrepreneurs canadiens peuvent donc reporter l’impôt ultimement payable lorsque l’actionnaire prend possession de ces profits et s’impose sur ces revenus à titre de dividende. En payant moins d’impôt immédiats en ne distribuant pas leur bénéfice net après impôts, les sociétés peuvent utiliser cet argent pour investir et éventuellement réinjecter des fonds pour pallier une baisse de revenus.
Il y a une dizaine d’années et en réaction aux planifications impliquant des fiducies de revenus, le régime fiscal s’est vu complexifié par la mise en place d’un régime créant deux sortes de dividendes : Les dividendes déterminés, qui tirent leur source d’un compte d’impôt spécial (communément désigné « CRTG ») et les dividendes non déterminés. Le CRTG vient des revenus d’une entreprise exploitée activement qui ne bénéficient pas de la DPE (pour « déduction pour petites entreprises ») ou pour les revenus qui dépassent le plafond des affaires de 500 000$. Les revenus de placement, bien qu’ils ne bénéficient pas de la DPE, ne permettent pas d’augmenter le CRTG, sauf s’il s’agit de dividendes eux-mêmes déterminés provenant d’une autre société.
Les entreprises visées
C’est ainsi que, suivant l’objectif du parti, le ministre des Finances Bill Morneau en est arrivé à mettre en place des mesures pour décourager l’accumulation « excessive de liquidités et de placements » qui ne sont pas conservées dans une société à des fins de réinvestissement dans une entreprise exploitée activement. Ces mesures punissent donc la détention de placements, générant des revenus passifs, par certains entrepreneurs qui ont également une société privée opérante bénéficiant de la DPE.
Ces mesures ne sont censées viser que 1% des PME canadiennes. Toutefois, pour le législateur, il est difficile de prévoir des règles complexes qui empêchent le 1% de se dérober, sans atteindre le 99% des autres PME qui doivent également se soucier de ces règles.
Les revenus visés
D’une manière générale, par revenus passifs, il faut entendre les revenus qui découlent soit de la disposition d’un bien qui n’est pas, au moment de sa disposition, un bien actif de la société, soit de leur location, prêt ou autre mode d’exploitation d’un tel bien.
Des ajustements sont prévus, afin de permettre à ce principe de ne pas s’appliquer à des revenus autrement actifs, exonérés ou gagnés par l’entremise d’une fiducie. Par contre, rien ne semble permettre de faire un ajustement pour un montant de perte d’une autre année reporté au cours de l’année en cause, ce qui a pour effet de segmenter les années d’imposition.
Pour ce qui est des revenus visés par les nouvelles règles sur le compte d’impôt en main remboursable au titre de dividende (ci-après l’IMRTD), les gains passifs ne sont pas restreints quant aux «biens actifs de la société» et les gains en capital découlant de la disposition d’un tel bien se retrouve visé par ces règles. Par contre, pour ce qui est des revenus passifs, il suffit que les biens se rapportent directement ou accessoirement à une entreprise exploitée activement ou qu’ils soient utilisés ou détenus principalement pour tirer un revenu d’une telle entreprise.
La mesure de réduction de la déduction pour petite entreprise en résumé
Toute cette introduction nous amène à une des deux nouvelles mesure: la limitation de la déduction pour petite entreprise (alinéa 125(5.1)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu). Cet alinéa réduit l’avantage de la manière suivante : pour chaque 1$ de revenu passif dépassant 50 000$, le plafond de 500 000$ de revenu d’entreprise exploité activement sera réduit de 5$. Donc dès 150 000$ de revenu passif, la DPE est complètement éliminée.
Un exemple de réduction de la déduction pour petite entreprise
Voici un exemple simplifié de la mesure :
- En 2018, la société opérante Richesse illimitées inc. réalise un bénéfice de 500 000$ en 2018;
- Le capital imposable de Richesse illimitées inc. est de deux millions de dollars;
- Ses actionnaires détiennent également une société de portefeuille, Accumulation de richesses inc. qui détient, à hauteur de cinq millions de dollars, un portefeuille de placements diversifié selon les règles de l’art et qui gagne des revenus passifs (intérêts et gains [3]) de 125 000$. Il y a donc un excédent de 75 000$ de revenus passifs (125 000$ – 50 000$);
- Les deux sociétés sont contrôlées par les mêmes personnes[4] ce qui rend ces deux sociétés associées.
Le plafond des affaires pour l’année d’imposition 2019 est donc déterminé comme suit:
- Puisque le capital imposable du groupe de sociétés associées est de moins de dix millions de dollars pour l’exercice précédent, il n’y a pas de réduction à ce titre;
- Pour Richesses Illimitées inc., les nouvelles règles basées sur le revenu passif ajusté se calculent de la manière suivante :
- Le plafond de 500 000$ est réduit de 375 000$ (500 000$ – [(125 000$ – 50 000$) * 5$]);
- Le plafond est donc de 125 000$ pour 2019.
- Puisque la plus élevé de la réduction du plafond des affaires pour le capital imposable (0$) et pour le revenu de placement ajusté (375 000$) est celui du revenu de placement ajusté, le plafond des affaires l’emporte, ne laissant que 125 000$ de DPE pour Richesses illimitées inc.
Cela signifie que sur les 500 000$ de revenus actifs, le taux de la DPE à 15% ne s’applique que sur 125 000$, alors que le reste est imposé à un taux de 26,60% et que le montant non autorisé pour la DPE de 375 000$ se retrouve à l’annexe 53 pour calculer l’augmentation du compte de CRTG. Pour Richesses illimitées inc., ceci représente une augmentation immédiate de ses impôts de 43 500$ [(500 000$ – 125 000$) x (26,60% – 15%)]. Pour le groupe Richesses, le coût immédiat de ces nouvelles règles est donc de 43 500$.
La mesure visant le séquençage du versement des dividendes selon leur source
Une autre chose qui contrariait le gouvernement fédéral est qu’un dividende versé par une société privée, permet de sortir les bénéfices d’entreprise active tout en récupérant les impôts remboursables des revenus passifs. Or, suivant cette logique, les nouveaux bénéfices d’entreprise devaient être distribués avant les revenus de placements afin de limiter les avantages fiscaux par rapport à la classe moyenne. Or, l’argent, c’est un bien fongible. Rien ne ressemble davantage à un dollar qu’un autre dollar, surtout s’il n’est pas matérialisé d’une manière spécifique.
Afin de rendre l’argent moins fongible, une technique souvent utilisée par les ministres des Finances est de créer des comptes. La solution retenue est de créer un nouveau compte d’IMRTD qui doit être écoulé avant un autre. C’est ainsi que les nouvelles règles nous amène à gérer deux compte d’IMRTD : Le compte d’impôt en main remboursable au titre de dividendes déterminés (IMRTDD ou ERDTOH) et le compte d’impôt en main remboursable au titre de dividendes non déterminés (IMRTDND ou NERDTOH).
D’une manière générale, le compte d’IMRTDD comprend les dividendes assujettis à l’impôt de la partie IV pour dividendes provenant d’investissements et les dividendes payés par des sociétés rattachées à même leurs comptes de IMRTDD. Il comprend également au moins une partie du compte d’IMRTD d’ouverture s’il y a également un compte positif de CRTG. C’est ce compte qui se vide en premier.
D’une manière générale, le compte d’IMRTDND comprend l’impôt remboursable payé sur les revenus de placement et l’impôt de la partie IV payé par des sociétés non rattachées sur des dividendes non déterminés. Ce compte se vide après le compte d’IMRTDD.
Le compte de CRTG, qui est tellement relié à la DPE ne subit pas directement de modification. Enfin, des règles transitoires sont prévues afin de convertir le compte d’IMRTD à la fin de la dernière année d’imposition non assujettie en deux comptes.
Les nouveaux comptes d’IMRTD en résumé
Pour faciliter la compréhension de cette mesure, voici un résumé des règles:
- Ces mesures s’appliquent aux années d’imposition débutant après le 31 décembre 2018;
- Il y a maintenant deux comptes IMRTD :
- IMRTD Déterminé (IMRTDD); et
- IMRTD Non Déterminé (IMRTDND);
- Il n’est plus possible de verser des dividendes déterminés et de recevoir un remboursement des impôts remboursables payés sur les revenus passifs; cela reste toutefois possible si la société verse un dividende non déterminé (ci-après « dividende ordinaire »), sauf pour certaines exceptions[5];
- Le compte IMRTDD est composé notamment de l’impôt de la Partie IV sur les dividendes déterminés reçus de sociétés autres que des sociétés rattachées;
- Le compte IMRTDND est composé de l’impôt remboursable payé sur les revenus de placements;
- L’impôt sur des dividendes reçus d’une société rattachée, lorsque l’autre société récupère son IMRTDD, va dans le compte IMRTDD de la société qui reçoit le dividende;
- Tout type de dividende permet un remboursement des sommes détenues au compte IMRTDD; et
- Seulement les dividendes non déterminés permettent un remboursement des sommes détenues au compte IMRTDND.
Un exemple de séquençage des dividendes
Ce qu’il faut retenir de tout cela c’est que la Loi prévoit la séquence dans laquelle ses comptes sont réduits du fait du versement d’un dividende.
Supposons qu’avant son exercice débutant le 1er janvier 2019, Richesses illimitées inc. n’a aucun solde de CRTG mais a un solde d’IMRTD et que c’est elle qui en fait détient le portefeuille de Accumulation de richesses inc. présenté à l’exemple précédent. Le solde d’IMRTD serait par exemple de 100 000$.
Étant donné qu’il n’y a pas de compte de CRTG positif, le solde d’ouverture du compte d’IMRTDD sera de zéro et le compte d’IMRTDND sera de 100 000$. Le compte de CRTG pour l’année 2019 relativement à la réduction du plafond de la DPE de 375 000$, augmente en fonction du facteur 0,72 de ce montant (270 000$). Enfin le compte d’IMRTDND augmente du montant d’impôt remboursable à raison de 10,67% de 125 000$ (100 000$+13 338$=113 338$). Si Richesses Illimitées verse un dividende le 31 décembre 2019, la société pourra verser un dividende déterminé jusqu’à concurrence de 270 000$. Pour récupérer son solde d’IMRTDND de 113 338$, elle aura toutefois avantage à verser un dividende non déterminé d’environ 300 000$.
Conclusion
S’il avait détenu ses richesses dans une société privée canadienne, Crésus aurait eu la malchance de s’assujettir à ces règles tout au long de sa vie. Il aurait toutefois pu se sentir récompensé à son décès, puisqu’aucun impôt au décès ne lui aurait été réclamé du fait que sa fortune lui avait échappée. Bref, il aurait eu une certaine chance dans sa malchance.
Avec les 250 millions de revenus annuels budgétés par le ministère des Finances pour la suppression du fractionnement de revenus et les 120 millions espérés par la mise en place de ces mesures pour 2019-2020, nous sommes loin des quatre milliards dont le Parti Libéral du Canada s’inquiétait. La règle d’application pour ces règles fait en sorte que l’entrée en vigueur est progressive au fur et à mesure que les sociétés débutent leur année d’imposition en 2019.
Ne soyez pas inquiet, il existe plusieurs solutions pour s’adapter à cette nouvelle mesure sans y laisser tout son revenu de placement, y compris la modification des stratégies de placements. Les professionnels du Réseau Fisconseils les maîtrisent et peuvent analyser la structure de votre entreprise et poser les diagnostics qui s’imposent.
- Sur le premier 500 000$ de profit (le taux réduit) et en respectant la condition des 5 500 heures payées.
- Pour les revenus d’entreprise exploitée activement, par rapport aux revenus passifs.
- Voir le nouveau concept de « revenu de placement total ajusté »
- Il existe trois (3) sortes de contrôle lorsqu’on parle de sociétés associées : le contrôle légal (article 256(5.1) LIR), le contrôle de fait (article 256(5.11) LIR) et le contrôle économique (article 256(1.2) LIR).
- Si l’impôt remboursable est attribuable à des dividendes déterminés reçus pour des placements dans des sociétés canadiennes non privées, puisque ces impôts sont comptabilisés comme IMRTDD; Il s’agit de dividende imposé à 38 1/3%. Le remboursement peut être demandé dans la même proportion lors du versement d’un dividende déterminé ou non déterminé.
[*] Le Réseau Fisconseils inc. est une étude juridique offrant une vaste gamme de services fiscaux et juridiques.
[*] Me Julie Hélène Tremblay du Réseau Fisconseils est membre de The Society of Trust and Estate Practitioners (STEP), qui est l’organisation internationale regroupant les professionnels des fiducies et successions. À ce titre, elle est autorisée à porter le titre de TEP (Trust and Estate Practitionner) et reconnue pour ses compétences dans ce domaine. Le Réseau Fisconseils inc. est une étude juridique offrant une vaste gamme de services fiscaux et juridiques.
L’information transmise dans ce texte ne constitue pas un avis juridique. Le présent texte est à titre informatif seulement. Notez qu’il s’agit de règles fiscales complexes et qu’il est nécessaire qu’un expert révise chaque situation. Bien que ce texte soit préparé avec soin, aucun des professionnels impliqués dans la rédaction de cet article n’accepte quelque responsabilité que ce soit découlant de cet article.
Crédit photo : Tableau La rencontre de Solon et Crésus, auteur inconnu. Photo : par claude vignon — http://artuk.org/discover/artworks/croesus-and-solon-44752, domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=52749386