Décembre 2018 – Le fractionnement de revenus: Que reste-t-il…
Tout impôt dit «progressif» présente un potentiel d’économie d’impôt lorsqu’il est possible de le répartir sur plusieurs «personnes» imposables et ainsi bénéficier plusieurs fois des paliers d’imposition moins coûteux. Des allègements fiscaux, plutôt dégressifs sont prévus pour tenir compte du conjoint et des enfants à charge afin de rétablir une certaine équité fiscale. Toutefois, rien n’est prévu pour tenir compte du fait que des capitaux ou les entreprises elles-mêmes peuvent, par essence, être de nature familiale.
Par Mes Julie Hélène Tremblay et Alexandre Lacasse, avocats, Réseau Fisconseils
L’impôt sur le revenu existe au Canada depuis 1917, moment de la première guerre mondiale où les sources de revenus de l’État étaient rendues à leur ultime limite. Depuis ce moment, les impôts sur le revenu des particuliers sont «progressifs» (initialement avec un taux de base de 4% et une surtaxe pouvant aller à 25% sur les revenus plus élevés) et basés sur le concept de «personne». Dès ce moment, les revenus doivent être calculés en faisant abstraction de toute baisse de revenu obtenu par le transfert ou la cession de biens au conjoint ou à un membre de la famille faite dans le but d’éluder les impôts. Ainsi, dès l’introduction de cet impôt, le fractionnement de revenus entre les membres de la famille était restreint, et certainement non encouragé…
La valeur d’une opération de fractionnement
En se basant sur les taux d’imposition fédéraux et québécois, en vigueur pour l’année d’imposition 2018, l’économie maximale est d’environ 28 000$, sans tenir compte des crédits d’impôts et déductions. Cependant, le revenu de dividendes, qui est imposé de manière à compléter l’imposition qui intervient au niveau de la société par actions dont elle provient, se calcule différemment (majoration du revenu et crédit d’impôt pour dividende). À titre indicatif, en 2018, le montant pouvant être reçu à titre de dividende libre d’impôt, varie selon qu’il est un dividende imposable ordinaire (lié à un taux d’impôt moins élevé au niveau de la société) ou un dividende imposable déterminé (lié à un taux plus élevé au niveau de la société). Le seuil sans impôt est d’environ 22 000$ pour un dividende ordinaire et de 39 000$ pour un dividende déterminé.
Le fractionnement de revenus légitime et moins légitime
En 1990, la Cour Suprême du Canada a légitimé la légalité du recours à des actions à dividendes discrétionnaires. En 1994, le nouveau Code civil du Québec a été promulgué, incluant son chapitre modernisant le droit des fiducies. La combinaison de ces deux outils a simplifié la détention d’actions par des membres d’une même famille, que ce soit directement, ou par l’entremise d’une fiducie. Les entreprises constituées en société par actions et celles exploitées par une société de personnes pouvaient ainsi distribuer leurs surplus et profits aux membres d’une même famille, sans avoir d’autre restriction que certaines règles assez circonscrites, qui prévoient la réattribution des revenus (lorsqu’elles n’étaient pas évitées).
C’est ainsi qu’en 2000, un impôt sur le revenu fractionné a été mis en place afin de confisquer l’avantage fiscal pouvant découler d’un fractionnement de dividendes avec une personne mineure. Ces règles ont plus tard été étendues aux revenus de sociétés de personnes. Le fractionnement de revenus pour les personnes de moins de 18 ans étant restreint, il demeurait permis et avantageux pour les jeunes adultes de 18 ans et plus aux études ou n’ayant pas beaucoup de revenus. Enfin, en 2015, le Code des professions a permis aux ordres professionnels d’autoriser l’exercice de leur profession en société par actions.
Cette porte ouverte au fractionnement de revenu d’entreprise et de profession avec les jeunes adultes d’une famille entrepreneuriale (ou non) a donc permis des économies d’impôt. Ceci a notamment permis à des enfants d’entrepreneurs de recevoir un dividende pour financer leurs études à l’étranger sans que leurs parents aient à débourser trop d’impôt, mais aussi à des entrepreneurs de débourser les frais qui leurs revenaient normalement à moindre coût ou même, de voir revenir l’argent des dividendes payés à ses enfants généreux. Ces quelques années favorables aux actionnaires-dirigeants d’entreprise pour verser des dividendes à leurs enfants auraient pu continuer dans l’optique où tous voyaient ce fractionnement comme légitime. Cela n’a toutefois pas été le point de vue du gouvernement fédéral de Justin Trudeau qui veut l’équité fiscale pour la classe moyenne salariée, par rapport aux exploitants de PME. Les critiques des propositions fiscales ont toutefois relevé que cette équité ne tenait pas compte des risques et cycles économiques que vivent les PME exploitées par des sociétés privées.
Les règles d’impôt sur le revenu fractionné (IFR) applicables depuis 2018
Après les tergiversations du gouvernement Trudeau sur la base des propositions de juillet 2017, le 1er janvier 2018 a marqué l’entrée en vigueur d’une réforme de l’imposition des dividendes versés aux membres de la famille de l’actionnaire-dirigeant. Cette réforme est un chef d’œuvre de complexité d’application. Par contre, lorsque l’impôt sur le revenu fractionné (IFR) qu’elle étend est applicable, il reste que le seul taux d’impôt maximal est applicable et que plusieurs allègements fiscaux additionnels sont restreints. En anglais, ces mêmes règles sont désignées sous l’acronyme TOSI (pour “tax on split income”).
Un organigramme même simplifié résumant ces règles demeure nécessairement complexe. Au-delà de la boutade que l’analyse est simple en concluant systématiquement que cet impôt est applicable, il reste possible d’en dégager des principes directeurs.
Les principes directeurs de cet impôt anti-fractionnement déraisonnable pour les membres de la famille
D’une manière générale, les principes directeurs sont de deux ordres, tout d’abord sachons que l’IRF s’articule autour de plusieurs individus:
- Le «particulier source» (en quelque sorte, l’entrepreneur) qui est lié au «particulier déterminé»;
- Le «particulier déterminé» (en gros, un membre non entrepreneur de la famille) qui est visé par l’IRF;
- L’«entreprise liée» qui est exploitée d’une façon ou d’une autre par un «particulier source».
Tout ceci fait en sorte qu’un «particulier déterminé» peut non seulement être un enfant du «particulier source», mais que toute personne qui lui est liée (liens du sang, du mariage, de l’union de fait ou de l’adoption) peut aussi l’être. Il peut donc s’agir du conjoint (non séparé), d’un ascendant, d’un descendant, d’un membre de sa fratrie ou du conjoint d’un enfant.
Ensuite, l’IRF ne vise que des particuliers déterminés qui résident au Canada. Pour un particulier de moins de 18 ans, un de ses parents doit résider au Canada.
Enfin, l’IRF se module différemment selon l’âge ou le statut des «particuliers déterminés» impliqués. Pour le conjoint, la modulation dépend plutôt de l’âge du «particulier source».
Pour les moins de 18 ans
L’IFR pour les membres de la famille qui sont mineurs est substantiellement maintenu (héritages, placements en actions de sociétés publiques, etc…), sous réserve que les gains en capital réalisés sur des actions d’une société privée lors d’une vente à une personne liée sont requalifiés en dividendes.
Pour les jeunes adultes de 18 à 24 ans
Pour les adultes entre 18 et 24 ans, en plus des mêmes exceptions que celles prévues pour les revenus d’un enfant de moins de 18 ans, une exception à l’IFR est applicable lorsque le jeune adulte participe activement à l’entreprise, de façon régulière, continue et importante:
- Pendant l’année d’imposition de l’entreprise, sauf à l’égard de certains montants; ou
- Pendant cinq années d’imposition antérieures (pas nécessairement continues).
Lorsque l’adulte travaille en moyenne 20 heures par semaine pour une entreprise au cours d’une année d’imposition, il est réputé se qualifier aux fins de ce critère.
Si, rendu à cette étape de l’analyse, l’adulte n’est pas exclu et donc que l’IRF est applicable, il faut se replier sur la règle du «rendement exonéré» pour tenter de trouver une exception. Cette règle permet en quelque sorte d’exclure un rendement au taux prescrit (calcul limitatif). À défaut de trouver une exception de cette manière, il reste une dernière exception: le «rendement raisonnable» sur le «capital indépendant» contribué par l’adulte.
Pour les adultes de 25 ans et plus
Pour les adultes de 25 ans et plus, les mêmes exceptions que pour les plus jeunes sont applicables. Il existe toutefois deux exceptions additionnelles :
- La détention directe: Lorsque la société n’est pas une société professionnelle (avocat, chiropraticien, comptable, dentiste, médecin et vétérinaire), qu’elle ne rend pas que des services, que l’adulte détient directement au moins 10% des actions et que son revenu pour l’année ne provient pas dans une proportion de plus de 10% d’une ou plusieurs entreprises liées; ou
- L’exception du «rendement raisonnable», évalué en considérant :
- le travail effectué à l’appui de l’entreprise;
- les biens contribués, directement ou indirectement, à l’appui de l’entreprise;
- les risques assumés relativement à l’entreprise;
- le total des montants qui ont été payés ou sont devenus payables, directement ou indirectement, par une personne ou une société de personnes à l’un deux ou à leur profit, relativement à l’entreprise; et
- tout autre facteur pertinent.
Contrairement au particulier de moins de 25 ans, le rendement raisonnable n’est pas limité au «capital indépendant».
Le conjoint du «particulier source» de plus de 64 ans
Lorsque le «particulier source» a plus de 65 ans, une exception additionnelle est applicable: son époux ou son conjoint de fait qui est un «particulier déterminé» n’est plus assujetti à l’IFR à certaines conditions.
Conclusion
Pour chacun des montants de revenu fractionné à inclure dans le calcul du revenu d’un «particulier déterminé» pour l’année d’imposition 2018 et les années suivantes, une analyse doit être effectuée quant à savoir si l’IFR est applicable ou non. La solution consistant à verser des salaires à des membres de la famille peut sembler plus simple à première vue, mais elle demeure une solution qui risque d’alourdir les vérifications des autorités fiscales.
La complexité de l’analyse de l’IFR ne devrait pas faire en sorte de simplement renoncer à verser des montants de dividendes à des membres de la famille. D’autre part, pour toutes les structures d’entreprise implantées après 2017, une analyse s’impose et surtout, un diagnostic doit être posé pour chaque individu impliqué.
Les professionnels du Réseau Fisconseils maîtrisent les règles de l’IRF et peuvent analyser la structure de votre entreprise et poser les diagnostics qui s’imposent.
[*] Le Réseau Fisconseils inc. est une étude juridique offrant une vaste gamme de services fiscaux et juridiques.
[*] Me Julie Hélène Tremblay du Réseau Fisconseils est membre de The Society of Trust and Estate Practitioners (STEP), qui est l’organisation internationale regroupant les professionnels des fiducies et successions. À ce titre, elle est autorisée à porter le titre de TEP (Trust and Estate Practitionner) et reconnue pour ses compétences dans ce domaine. Le Réseau Fisconseils inc. est une étude juridique offrant une vaste gamme de services fiscaux et juridiques.
L’information transmise dans ce texte ne constitue pas un avis juridique. Le présent texte est à titre informatif seulement. Notez qu’il s’agit de règles fiscales complexes et qu’il est nécessaire qu’un expert révise chaque situation. Bien que ce texte soit préparé avec soin, aucun des professionnels impliqués dans la rédaction de cet article n’accepte quelque responsabilité que ce soit découlant de cet article.